Il dit qu’il est Nijinsky. Immobile et silencieux, que fait-il là ? Personne ne le réclame. Il ne veut pas partir. Rassemblant leurs efforts, les machinistes, occupants légitimes du lieu, vont tenter de rentabiliser sa présence. Il n’y a pas de temps à perdre, il faut cerner l’inconnu.
Enfermé dans l’arène, sur l’espace d’un ring, il est invité à nous livrer sa vérité.
À quoi réagira-t-il ? À la lumière ? À la musique ? Aux jolies filles ? Faut-il l’approcher ? S’en méfier ? Lassé de les voir s’agiter autour de lui sans parvenir à réveiller son intérêt et son désir, il prend subitement les choses en main. Il va lui falloir ruser, tendre des pièges, distribuer les rôles. Comment réagiront-ils ? Seront-ils de bons partenaires ? Savent-ils au moins s’amuser ? Jouer, danser, vivre, se battre ? Peut-être faudra-t-il reprendre les choses au tout début ?
Chacun se jette alors dans cette partie endiablée, qui se dispute comme un combat de boxe. D’un round à l’autre, chacun devra surprendre, inventer, bluffer, prouver sa vivacité, son sens du rythme. Au bout du combat, l’inconnu est fatigué. Il faut le laisser partir, renoncer à s’amuser avec lui. Ce n’est pas triste. Il part, mais il a ouvert la voie…
Pour chacun, rien ne sera plus comme avant. Il faudra avancer toujours.
Je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour le personnage de Nijinsky. Et j’ai toujours trouvé bien étrange le culte qui lui est voué. Je ne rendrai donc pas hommage au Clown de Dieu, je ne raconterai pas l’histoire de sa folie en mettant en scène son Journal.
Nijinsky, c’est trente ans de travail, trente ans de folie. Son histoire est arithmétiquement séduisante. Moitié musique, moitié silence. Sa vie est brillante et tragique. Son destin cruel fascine, émeut, bouleverse. Son silence rend fou. Encore et encore, et de nouveau, et encore une fois, élance-toi, grand oiseau, à la rencontre d’une sublime défaite ! Mais quel est ce grand oiseau qu’évoque Paul Claudel dans sa prière ? Que glorifions-nous ? Le mythe d’Icare, dont on s’efforcera de ne retenir que la chute, ou la vie de Vaslav Fomitch Nijinsky, un petit danseur polonais ?
Le fait est. En évitant d’aller mettre le nez dans la réalité concrète du travail de l’artiste, très vite, le récit de ses efforts quotidiens, de ses progrès laborieux, de ses angoisses et de ses doutes, s’efface devant la légende. Pourquoi s’obstiner à vouloir faire de la vie de Nijinsky un roman ? Pourquoi faire de ce danseur un demi-Dieu ? La réalité des hommes serait-elle sans intérêt ?
Je ne conteste pas que la fiction puisse donner une image très « vraie » de la réalité. Bien au contraire. C’est même sans doute la meilleure façon de rendre compte d’une réalité. Mais pour qui veut raconter l’histoire de Nijinsky, son Journal est un piège redoutable. Dans ces Carnets, qui sont le produit de quelques semaines de délire et de souffrances, Nijinsky, déjà malade, nous livre une image de lui-même. En prenant cette triste réalité pour une fiction, on pourra jouer la folie de l’homme, on ne pourra en aucun cas rendre compte de la réalité de sa vie.
C’est un choix, mais force est de constater que dès que l’on évoque Nijinsky, son Journal barre la route à toute autre forme d’investigation. Se faire l’interprète docile de ces Carnets à quelque chose à voir avec la censure. Peut-être même avec l’autocensure.
Si l’on peut s’égarer dans cet « ailleurs fascinant » dans lequel Nijinsky, un jour de 1919, s’est perdu, on peut aussi chercher, dans sa vie, ce qui a pu le détruire. Est-ce l’absence du père ? L’internement du frère ? L’omniprésence de la mère ? Le racisme de l’aristocratie russe pour ce petit polonais pauvre, l’hypocrisie de l’intelligentsia européenne, la possessivité de l’amour de Diaghilev, la fulgurance de son succès, la violence du travail de danseur, le bouleversement de la musique de Strawinsky, l’étrangeté de son mariage avec Romola, la douleur de l’exil ?
En cessant de penser que les maladies «mentales» sont des maladies «internes», ces évènements ne peuvent-ils pas être interprétés comme autant de coups reçus, de violences subies qui peuvent ébranler un homme ?
Si les Carnets renferment la mémoire d’un homme à bout de souffle, la danse de Nijinsky est sans cesse en révolution. Il danse le prince Albrecht dans Gisèle au théâtre Mariinsky, mais il est aussi le joueur de tennis de Jeux avec les Ballets Russes. Danseur académique en 1910, il est un danseur « contemporain » en 1912 !
Entré par effraction sur notre plateau, nous le suivrons sur ce chemin qui l’a mené de « l’en- dehors » à « l’en-dedans ». Bouleversant toutes les lois établies qui régissent notre scène, c’est en se jouant de nous que, joyeusement, il redistribuera les rôles, inversera le mouvement, imposera sa règle du jeu. Désormais, sa danse ne sera plus une révérence faite à l’autorité, mais une énergie offerte à partager.
C’est par le geste, par l’effort physique, en faisant confiance au « langage du corps », seule parole à laquelle Nijinsky ait eu accès et droit, que nous vous invitons à entrer en matière.
Pierre Hoden