LE PROCES DE LUCULLUS
De Bertolt Brecht
QUESTIONS QUE POSE UN OUVRIER QUI LIT
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses cotés au moins un cuisinier ?
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne pleura.
Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la guerre de sept ans.
Qui, à part lui était gagnant ?
A chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais qui les payait ?
Autant de récits,
Autant de questions.
Bertolt Brecht
Dans le Royaume des Ombres, c’est Lucullus qui fait le premier geste, c’est le peuple qui a le dernier mot…
Le Procès de Lucullus ne fait pas partie du répertoire des «pièces didactiques» de Brecht. Sans pour autant abandonner l’ambition des Lehrstücke — il s’agit toujours de former par le théâtre des hommes aptes à déchiffrer leur propre situation historique et à agir sur celle-ci pour la changer — nous avons monté cette pièce «radiophonique» en réunissant sur un même plateau des artistes amateurs et professionnels. Ce «métissage» nous permet de ne pas nous enfermer dans une défense exclusive de notre profession si souvent compartimentée, étiquetée, hiérarchisée, mise en ordre. Ce monde en chapitres n’est pas le vrai ! Pourquoi refuserions-nous la communion d’inspiration du professionnel et de l’amateur ? À quoi bon nous tenir à un cahier des charges où tout serait, à l’avance, réglé. Pourquoi nous priverions-nous des vraies richesses, des vraies folies de cet échange ? Le passé, l’avenir, le présent du théâtre n’appartient pas exclusivement aux professionnels. Il appartient aussi, techniquement parlant, à l’amateur. Faire et bien faire, là est la question. L’ambition est de distraire de ses soucis ou de ses peines un public «en douloir» (comme le disait Jean Vilar), de fabriquer un spectacle populaire en interprétant avec rigueur la pièce de Brecht, chef d’œuvre de noblesse et de majesté caractérisé par une simplicité et une économie de moyens. Il arrive que des amateurs y parviennent plus efficacement que des professionnels…
L’action du Procès se déroule dans Le Royaume des Ombres. C’est le lieu de rendez-vous des morts. Passé une petite porte, chacun se retrouve devant un tribunal, présidé par le juge des morts. Dans ce Royaume, on ignore absolument les notions «d’enfer» et de «paradis». Chaque «nouvel arrivant» est interrogé, chaque cas est discuté. Ici, les morts jugent les morts.
Lucullus, grand général romain, n’échappera pas à la règle et comparaîtra, comme tout le monde, devant ce tribunal, composé de défunts comme lui, des gens qui furent autrefois, paysan, maître d’école, marchande de poisson, boulanger, courtisane.
Si le tribunal estime que la vie du mort a été «remarquable», utile à l’humanité, il est invité a poursuivre son existence au sein même du Royaume. Si le tribunal, en revanche, n’est pas «en accord» avec la manière dont le mort a mené son existence dans l’autre monde, il le condamne à l’exil définitif. Le mort doit alors quitter le Royaume et disparaître à jamais dans l’oubli… telle est la règle du jeu.
Que l’on ne s’y trompe pas, dans ce lieu où l’on juge, peuplé exclusivement de morts, l’activité est intense. Les hommes, ne cessant de mourir, ne cessent d’arriver… (Comment pourrait-il en être autrement ?) Ce mouvement ne s’interrompra jamais, même durant le procès de notre héros. Ainsi, si l’ambiance est souvent assez majestueuse, elle n’en est pas moins haute en couleurs. Un mort fraîchement admis au Royaume retrouve soudain un ami, une ancienne maîtresse, sa femme, un créancier…
Distanciation, avez-vous dit ? La ruse de Brecht est ici évidente. Dans ce lieu de fiction, les morts vivent comme des vivants et leur nouveau Royaume est bien un lieu de vie !
Nous avons utilisé le texte de la version de 1939 dite «radiophonique». Dans cette première version, après avoir étudié et discuté «le cas Lucullus», «la cour se retire pour délibérer» et le sort du général n’est finalement jamais annoncé au public. C’est donc au spectateur qu’il appartient de rendre son jugement.
Tout au long de la pièce, le public, témoin privilégié de l’instruction, voit s’affronter différents points de vues contradictoires à propos de l’action politique et militaire du soldat. Les discussions sont vives et la réalité historique du moment naturellement sans cesse évoquée.
Les rouages de l’économie et de la politique de la fin de la République romaine n’ont pas de secrets pour Brecht ! Pour nous il est indispensable, pour que chacun puisse en connaissance de cause décider de l’avenir du général, d’apporter quelques pièces nouvelles au dossier. C’est à Caton, le gardien de la République, que j’ai confié cette «mission d’information». C’est lui qui, lors d’un prologue, ouvrira la soirée. Flanqué de son scribe, il prendra la parole pour nous dire l’actualité de Rome avant que ne débute le procès de son ami, en 56 avant J.C., date de la mort du héros mais aussi signature des «accords de Lucques» qui donnent naissance à l’irrésistible triumvirat : César, Pompée, Crassus… Il nous dira ses inquiétudes quant à l’avenir de Rome, nous éclairera sur les terribles luttes de pouvoirs et d’intérêts qui menacent la République. Ainsi, tout au long du Procès, le public gardera en mémoire son interprétation de l’Histoire…
Plus tard, Caton réapparaîtra pour venir nous prédire une «guerre civile» certaine et l’inévitable chute de la République. Désespéré, et pour rester fidèle à son code de l’honneur, il se suicidera. Mort, il n’échappera pas à la règle et ne tardera pas à faire son entrée dans Le Royaume des Ombres…
Ce «second scénario» ne viendra pas troubler la fable poétique de Brecht, il créera l’écrin dans lequel elle peut prendre toute sa dimension politique.
Si c’est aux comédiens amateurs que reviennent tous les rôles de la fable de Brecht, c’est à deux comédiens de la compagnie Les Affranchis, Éric Petitjean et Katell Borvon, que reviennent ceux de Caton et de son Scribe. Pour que les artistes amateurs et professionnels travaillent ensemble et trouvent une unité de jeu, Valérie Bezançon dirigera au théâtre des «entraînements». Comme pour les opéras, un planning commun de répétitions a été établi pour que tous les artistes, comédiens, danseurs et musiciens puissent partager et confronter tout au long des répétitions leur travail respectif.
Pour que ce Royaume soit aussi étrange et vivant que possible, Jean Bardy a écrit une musique de scène originale pour un orchestre de jazz, composé de six musiciens ( piano/violon, guitare, sax, batterie, trompette, bass). Une chanteuse, Hildegarde Wanzlawe, ambassadrice du Royaume, nous guidera en interprétant le rôle de «L’Annonceur».
Lorsque Lucullus se présente devant le tribunal, le juge lui demande de choisir un intercesseur, mais quand il propose Alexandre de Macédoine, pensant que nul mieux que lui ne saura témoigner de sa valeur, il découvre qu’il n’y a dans le Royaume ni Alexandre, ni personne qui lui ressemble. En désespoir de cause, Lucullus demande que soit apportée la frise de son tombeau qui retrace ses triomphes et ses bonnes œuvres. Un à un, les personnages de la frise s’avancent : un roi d’Asie qu’il a vaincu et fait prisonnier, la reine, deux vierges portant des tablettes sur lesquelles sont inscrits les noms des cinquante-trois cités qu’il a fait raser, deux légionnaires agonisants, son cuisinier et le porteur de cerisier… Lucullus attend de «ses» témoins qu’ils expriment la force de son génie et sa toute-puissance passée. Mais, coup de théâtre ! En accédant au Royaume, ces personnages, sculptés dans la pierre, se métamorphosent en danseurs !
Si les dépositions sont muettes, le témoignage est audible. Les corps en liberté n’ont aucun besoin de mots pour dire l’humiliation, la souffrance, la douleur, l’incompréhension et l’injustice… Lucullus, en mauvaise posture, ne pourra réduire ces témoignages au silence. De plus le tribunal, utilisant ses pouvoirs extraordinaires, appellera ceux qu’il a fait reproduire sur sa frise…
Ainsi, Lucullus voit sa gloire et jusqu’à ses vertus se retourner contre lui. Avec ces danseurs, qui deviennent «témoins à charge», ses exploits s’inscrivent à son débit et le procès devient celui du héros. C’est à Guillaume Graffin que j’ai demandé de travailler, et de créer avec les huit danseurs du Conservatoire National Supérieur de Paris, les chorégraphies de la «frise».
Brecht dépasse la critique du héros guerrier. C’est à la notion même de héros qu’il s’en prend, à l’héroïsme quel qu’il soit, dans la mesure où sa prétention est de transcender l’Histoire réelle et de se situer au-dessus des antagonismes et des luttes qui font le monde. Là où il y a un héros, il n’y a plus d’hommes. Un héros n’a pas d’autre fonction que de nier l’homme.
Brecht fait plus que dire les souffrances de la guerre. Il affirme que les victimes sont responsables de leurs souffrances. Les mères n’ont pas su barrer pour leur fils les routes sanglantes de la guerre ! Il soumet ces souffrances à notre jugement ; à Lucullus qui revendique la guerre comme sa chose à lui, comme sa spécialité, le juge des morts rétorque : «Les mères des soldats tombés sont juges de la guerre».
Au Royaume des Ombres, l’Histoire, qu’elle soit lue dans les livres de classe ou racontée par ceux qui se sont élevés «au dessus de la plèbe» est mise en question. Ici, les accusateurs, avec leur éloquence, ne sont pas les potentats de la terre, ni ceux de l’au-delà, mais les petites gens : la marchande de poisson et le paysan…
La marchande de poisson met trop de temps à comprendre la nature de la guerre.
«Ô, quand — demande Brecht horrifié — les êtres humains seront-ils assez sages pour savoir où est leur propre intérêt ?»
Pierre Hoden
Adaptation et Mise en scène : Pierre Hoden
Assistantes : Marine Billon et Katell Borvon
Compositeur : Jean Bardy
Chorégraphies : Guillaume Graffin
Lumière : Jacques Rouveyrollis
Avec : Katell Borvon, Éric Petitjean et les artistes amateurs de Seine Saint Denis
Les danseurs du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris
Production: Théâtre Gérard-Philipe, Compagnie Les Affranchis, Conseil Général de Seine-Saint-Denis, Spedidam
Création en mai 2006 au Théâtre Gérard-Philippe-Centre dramatique national de Saint-Denis